48.
Quand il eut terminé sa Chesterfield, Ari se leva et vint se planter devant Mona Safran au milieu du salon.
— Dites-moi, vous n’auriez pas du whisky quelque part ?
Elle haussa les sourcils.
— Je nous avais préparé un bon bordeaux. Et tu vouvoies souvent les femmes avec qui tu viens de faire l’amour ?
Ari jeta un coup d’œil à la bouteille ouverte sur la table basse.
— Votre bordeaux a l’air délicieux, mais je vous avoue que je me ferais bien un petit whisky, dit-il avec une pointe de provocation.
Il décida de maintenir le voussoiement. C’était sa petite vengeance à lui. Mona ne pouvait pas remporter tous les rounds.
— Dans la cuisine, derrière toi, le placard au-dessus de l’évier.
Ari fit demi-tour et partit chercher la bouteille en enfilant les pans de sa chemise à l’intérieur de son pantalon. Quand il revint dans le salon, Mona Safran était en train de se servir un verre de vin. Il prit le verre vide qui restait sur la table et s’assit en face d’elle, la bouteille de whisky à la main.
— Bon… Eh bien, ça, c’est fait, dit la femme après avoir bu une première gorgée de son bordeaux.
Ari passa une main dans ses cheveux décoiffés et poussa un petit rire nerveux.
— Cela signifie que vous êtes disposée à me parler, à présent ? demanda-t-il en se servant son whisky.
— J’ai toujours remarqué que j’avais la confidence plus facile après avoir fait l’amour.
— Alors ne vous gênez pas pour moi. Et si la mémoire ne vous revient pas, on peut remettre ça, si vous voulez.
— Ne te surestime pas, Ari.
Mackenzie avala une gorgée de whisky. Parler avec cette femme, tout comme lui faire l’amour, était une sorte de joute à la fois agaçante et excitante. Il semblait que, pour elle, tout devait se jouer sur le registre de la lutte.
— Alors, dites-moi, Mona, c’est quoi, le rapport entre tout ça et Villard de Honnecourt ? Comment se fait-il qu’on soit ici ?
Mona le dévisagea un instant, comme si elle considérait encore l’éventualité de lui parler ou de se taire. Puis elle ramena ses pieds en tailleur sur le canapé et, d’un geste ample de la main, elle désigna tout l’espace autour d’eux.
— Tu vois cette maison ? Ce n’est pas une maison ordinaire. C’est ce que nous autres, compagnons, appelons une cayenne. En réalité, cette maison est la cayenne de Honnecourt.
Ari fronça les sourcils, perplexe.
— Vous autres ? Vous voulez dire que… vous aussi…
— Oui. Enfin, je ne suis pas réellement compagnon du devoir, mais disons que je suis investie dans le compagnonnage. Je suis ce qu’on appelle une Mère.
— Et c’est ça, le lien que vous aviez avec Paul ? Le compagnonnage ?
— Oui, en quelque sorte. Tu croyais que j’étais sa maîtresse ?
Ari haussa les épaules, refusant d’avouer que l’idée, en effet, lui avait traversé l’esprit.
— Je ne couche pas avec tous les hommes que je rencontre, Ari.
— Je suppose donc que je dois vous remercier de cette faveur.
Elle haussa les yeux au plafond.
— C’est donc le compagnonnage qui vous a rapproché de Paul ?
— Je suis la Mère de cette cayenne et Paul venait ici régulièrement.
— Si je me souviens bien de ce que j’ai pu apprendre sur le compagnonnage, une Mère, c’est une sorte d’intendante, qui s’occupe de la cayenne, non ? Je croyais que vous teniez une galerie d’art ?
— Il faut voir mon rôle de façon un peu plus symbolique, Ari. Tu sais, les choses ont un peu changé maintenant, mais pendant longtemps, les cayennes étaient gérées par des femmes, en effet. Il y avait des maisons comme celle-ci dans les principales villes de France et les jeunes compagnons qui faisaient leur Tour y trouvaient refuge, en échange d’un peu d’argent. La Mère jouait, comme tu dis, le rôle d’intendante. Elle tenait la cayenne, s’occupait de loger les jeunes arrivants et de les nourrir, mais aussi d’assurer une autorité maternelle dans ce milieu très masculin. Les jeunes rencontraient là d’autres compagnons comme eux, ainsi que des maîtres qui étaient prêts à leur enseigner leur art et à les emmener sur des chantiers…
— D’accord, d’accord… Mais vous, vous n’allez pas me dire que vous jouez le rôle d’intendante dans cette baraque pour des jeunes compagnons du devoir de passage ? Cela dit… Si vous les recevez aussi bien que vous m’avez reçu, ils ne doivent pas être déçus du voyage !
— C’est amusant. Quelle élégance ! railla-t-elle. Non, Ari. Il n’y a pas de jeunes compagnons qui passent ici. La cayenne de Honnecourt est un peu particulière et n’est d’ailleurs connue que d’un nombre très restreint de compagnons…
— Laissez-moi deviner : ceux qui sont en train de se faire massacrer les uns après les autres ?
Elle acquiesça puis elle prit une nouvelle gorgée de bordeaux. Ari commençait à mieux comprendre le rôle de cette femme dans toute cette histoire. Mais il restait de nombreux points d’ombre.
— Paul ne t’avait donc rien dit de la loge Villard de Honnecourt ? demanda Mona en reposant son verre sur la table.
— Rien du tout.
— Il était donc capable de tenir un secret mieux que la plupart d’entre nous. Ah ! Si seulement tous les autres avaient été aussi silencieux que lui…
— Alors, dites-moi, c’est quoi, cette fameuse loge Villard de Honnecourt ?
— Tu aimerais bien savoir, n’est-ce pas ?
Ari ne dit rien. La réponse lui semblait suffisamment évidente.
— Écoute, Ari, je veux bien tout te raconter, mais j’attends quelque chose en retour.
L’analyste fit une moue amusée.
— Ah oui ? Quoi ?
— Je veux que tu me dises toi aussi tout ce que tu sais. Et puis… j’ai besoin de ta protection.
— Ma protection ?
— Je me sens menacée, Ari. C’est pour ça que je t’ai demandé de venir ce soir. J’ai cru jusqu’à maintenant que je pourrais me défendre seule, mais les autres se font assassiner un par un et je commence à avoir sérieusement peur. La loge comptait six membres. Nous ne sommes plus que deux. Et je suis la prochaine sur la liste.
Ari acquiesça lentement. Peu à peu, le voile se levait sur le mystère qui n’avait cessé de s’épaissir depuis la mort de Paul. C’était donc l’appartenance à une loge compagnonnique commune – et visiblement un peu particulière – qui reliait les quatre victimes. Et sans doute l’aspect secret de cette loge qui motivait les assassins.
— Si vous me racontez tout, Mona, je peux vous garantir une protection policière nuit et jour, à vous et au sixième membre de votre loge, jusqu’à ce que les responsables de ces meurtres soient sous les verrous.
— Non. Pas des flics. Toi.
— Vous voulez que moi je vous protège, personnellement ?
— Oui.
— Mais vous me prenez pour Rambo ou quoi ?
— Non, pour le meilleur ami de Paul. Je sais que tu es mieux à même de me défendre que deux flics de service. Et je veux mener l’enquête à tes côtés. Je crois que nous suivons tous les deux les mêmes pistes.
Ari réfléchit un instant. À quoi faisait-elle référence ?
— Albert Khron, l’ethnologue ?
— Entre autres, oui.
— C’est donc pour ça que je vous ai vue à la conférence tout à l’heure ? Pourquoi avez-vous des soupçons à son sujet ?
— Sylvain Le Pech lui avait parlé. Paul et moi avions découvert que Sylvain s’était fait avoir. Il avait tout raconté à ce type…
Il y avait donc eu une fuite. L’un des membres de la loge avait révélé leur secret, ce qui avait déclenché cette série de meurtres. Mais quel secret pouvait déchaîner une telle violence ?
— Ce que je ne comprends pas, Mona, c’est pourquoi Paul et vous n’avez pas contacté la police dès le début ? Et pourquoi vous avez attendu si longtemps avant de me parler ?
— Parce que nous avons tous juré de ne jamais révéler l’existence de la loge, Ari, ni sa fonction. À l’heure qu’il est, je suis parjure à mon serment.
— C’est vous qui m’avez envoyé la lettre anonyme avec l’identité de Pascal Lejuste ?
— Non. Ce doit être Jean.
— Jean ?
— Le sixième compagnon, le maître de la loge. C’est le seul qui soit encore en vie aujourd’hui, avec moi. Et si c’est lui qui t’a écrit, alors il a lui aussi failli à son devoir de silence.
— Quatre personnes sont mortes à cause de votre silence, Mona.
— Nous connaissons ce risque depuis toujours. Cela fait partie de la nature de notre loge.
Ari secoua la tête. Tout cela lui semblait tellement irréel ! Il n’arrivait pas à croire que Paul ait pu se faire tuer parce qu’il appartenait à une loge compagnonnique secrète dont les membres avaient juré, à la mort, de ne jamais parler… Cela ne ressemblait pas à l’image qu’il avait toujours eue de l’ami de son père. Et pourtant, les faits étaient là.
— Excusez-moi, Mona, mais j’ai l’impression d’être dans un mauvais film. Cette histoire de serment ! On croirait des gosses qui s’échangent leur sang en gage d’amitié dans une cour de récréation…
— Crois-moi, Ari, la loge Villard de Honnecourt est tout sauf un club de gamins.
Ari estima qu’il était temps de poser la seule question véritablement importante. Si le mobile des meurtres était un secret gardé précieusement par six personnes, il avait besoin d’en connaître la nature exacte.
— Mona… C’est quoi, au juste, ce qui rend votre loge si particulière ? Votre secret ?
— Tu ne m’as pas encore fait la promesse que je te demande.
Ari soupira.
— Je promets de vous défendre, Mona.
— Et de me laisser enquêter à tes côtés ?
Il hésita. L’idée de devoir partager son enquête avec Mona Safran ne le réjouissait pas particulièrement, sans compter que Lola risquait de prendre la chose assez mal. Mais avait-il vraiment le choix ? En outre, la galeriste connaissait toute l’histoire bien mieux que lui, et son aide pourrait s’avérer précieuse.
— Entendu, Mona. Mais à ma manière. Pas d’initiatives stupides de votre part. Vous m’aidez dans mon enquête, mais quand ça devient trop dangereux, vous restez planquée. Et vous ne discutez pas.
— Ça me va.
Mona se leva, se servit un autre verre de vin et partit regarder dehors par l’une des petites fenêtres du salon. La neige continuait de virevolter devant les carreaux. Elle resta silencieuse quelques secondes, semblant scruter l’obscurité, puis elle vint se rasseoir sur le canapé. Son visage n’était plus du tout le même. Ari fut certain que les yeux qu’il voyait à présent étaient les yeux véritables de Mona Safran, que le masque était tombé, et que la femme se livrait enfin, sans plus jouer le moindre jeu.
— La loge Villard de Honnecourt a été créée en 1488 par un certain Mancel. Mais, comme tu l’as compris, ce n’est pas une loge compagnonnique ordinaire. À vrai dire, elle est même unique en son genre. Pour que tu comprennes bien, il faut que je te raconte l’histoire depuis le début… Ça risque d’être un peu long.
— J’ai tout mon temps, assura Ari en se calant au fond de son fauteuil.
— L’histoire de ce manuscrit du XIIIe siècle est assez chaotique. Comme tu le sais sans doute, les carnets ont longtemps été plus ou moins perdus dans la nature. Ils n’ont été redécouverts qu’en 1825, dans les tiroirs d’une vieille bibliothèque de l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés. En tout cas, ça, c’est l’histoire officielle. En réalité, c’est un peu plus compliqué.
— Je vous écoute.
— Tu ne veux pas arrêter de me vouvoyer, Ari ?
L’analyste ne put s’empêcher de sourire. Mais il devait reconnaître que Mona jouait le jeu, qu’elle avait baissé les armes, et qu’il était inutile de continuer sa provocation.
— Je t’écoute, dit-il finalement.
— Si le carnet a traversé l’histoire, et s’il est aujourd’hui conservé à la Bibliothèque nationale, c’est en partie grâce à son intérêt historique. Mais pas seulement. Le parcours exact du carnet de Villard est incertain. Nombre d’historiens ont essayé de retracer son trajet à travers les siècles, mais il y a beaucoup trop de zones troubles pour que cela soit réellement possible. Ce que l’on sait, c’est que, tard au XIIIe siècle, une personne qui était en possession du manuscrit a tenté de le paginer, sans doute pour le mettre en forme. Seules les seize premières pages ont été numérotées à cette époque. On sait que ce n’est pas par Villard lui-même, car l’écriture ne correspond pas. Puis, au XVe siècle, un autre propriétaire des carnets, un homme du nom de Mancel…
— Celui qui a créé la loge ?
— Oui, mais ne m’interrompt pas, écoute bien. Un homme du nom de Mancel, donc, a entrepris à son tour de numéroter les feuilles du carnet de Villard. C’est grâce à cette seconde numérotation, en chiffres romains, que l’on sait aujourd’hui qu’il manque plusieurs pages au carnet de Villard. Les différents spécialistes ne sont pas d’accord sur le nombre de feuilles disparues, mais en réalité il en manquait très précisément six. Au XVIIIe siècle, une troisième numérotation, en chiffres arabes celle-là, permet de confirmer que les trente-trois feuilles conservées aujourd’hui à la Bibliothèque nationale étaient disposées dans le même ordre à l’époque. Les pages manquantes, pour les historiens, ont donc disparu entre le XVe et le XVIIIe siècle. Ce que ces mêmes historiens savent, c’est que le carnet a appartenu à la famille Félibien en 1600, puis qu’il a été transmis, sans doute par un don de Michel Félibien, au monastère parisien de Saint-Germain-des-Prés. Au XVIIIe siècle, il a été inclus aux collections nationales françaises et en 1865, il a été catalogué à la Bibliothèque nationale sous le numéro qu’il porte encore aujourd’hui. Ça, c’est ce que les historiens savent.
— Et ce qu’ils ne savent pas ?
— Ce qu’ils ne savent pas, c’est que les six pages manquantes ont été délibérément extraites du carnet par le fameux Mancel, au XVe siècle, et que celui-ci a confié chacune d’elles à l’un des six membres d’une loge compagnonnique secrète dont il était le fondateur. Il limita strictement le nombre de membres de la loge à six personnes. Chacune des six pages est devenue, pour chacun d’eux, ce que l’on appelle son « carré » – d’ordinaire, pour les compagnons, les carrés sont les parchemins sur lesquels ils notent toutes les villes qu’ils traversent pendant leur tour – et quand l’un des membres de la loge meurt, son carré est remis à un nouvel initié…
— Mais pourquoi avait-il extrait ces six pages ?
— Parce que Mancel avait compris qu’elles contenaient quelque chose qui ne devait pas être connu du monde profane. Un secret qui ne devait jamais être révélé. Et le meilleur moyen était de séparer les six pages et de confier chacune d’entre elles à un gardien de confiance.
— Mais c’est quoi, ce foutu secret ?
La jeune femme éclata de rire.
— Je viens de te dire qu’il ne devait jamais être révélé ! Ari, si je te dis que je ne le sais pas moi-même, tu ne voudras pas me croire…
— Eh bien oui, permets-moi d’en douter. Visiblement, le contenu de ces six pages est suffisamment important pour que vous vous fassiez tuer… J’ai du mal à croire que vous ne sachiez pas ce qu’elles recouvrent.
— Aucun de nous ne le sait vraiment, Ari, je t’assure. En tout cas, pas à ma connaissance. Lors de la cérémonie d’initiation, nous faisons la promesse de n’être que le gardien de notre propre carré. Chaque membre de la loge ne connaît que le sien. Je n’ai jamais vu les cinq autres, du moins pas de près… Seul le maître de la loge, qui possède le sixième carré, les connaît tous.
— OK. Bon, si je comprends bien, cela signifie que tu possèdes toi-même l’une des six pages disparues du carnet de Villard ?
Mona Safran hocha lentement la tête.
— Oui. Ici même.